Selon l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE), 70 % des créations d’entreprises en France prennent la forme de l’entreprise individuelle, notamment parce que cela présente l’avantage de la souplesse.
Des limites vite atteintes
Néanmoins, au fil du développement de l’activité indépendante, l’entreprise individuelle fera souvent apparaître ses limites. Par exemple, les risques financiers assumés par le chef d’entreprise augmentant proportionnellement avec la taille de l’entreprise, tout comme le potentiel de gains futurs, la nécessité de mettre le patrimoine privé à l’abri des créanciers professionnels se fera de plus en plus pressante, ce que ne permet pas l’entreprise individuelle, au moins dans son principe. En outre, cette forme juridique souffre d’un déficit de crédibilité à l’égard des tiers (partenaires commerciaux et financiers) et ne permet pas l’intégration de futurs associés.
Dès lors, la société apparait comme une évidence
C’est dans ce contexte qu’intervient la question de l’apport de l’entreprise individuelle à une société.
Par principe, lorsque l’apport d’une entreprise commerciale est réalisé au profit d’une société à responsabilité limitée (SARL) ou d’une société par actions simplifiée (SAS), son évaluation doit être précédée d’un rapport établi par un commissaire aux apports chargé, sous sa responsabilité, d’apprécier la réalité et la valeur des biens apportés en nature. Cette obligation légale trouve son fondement dans la nécessaire protection des créanciers de la société bénéficiaire de l’apport, lesquels pourraient se faire une fausse image de sa situation comptable et financière en raison d’une surévaluation des apports constitutifs de son capital social, mais également des autres associés qui verraient leurs droits de vote et leurs droits dans les bénéfices sociaux artificiellement diminués au profit de l’apporteur en nature dont l’apport aurait été surévalué.
Toutefois, l’intervention d’un commissaire aux apports, lors du passage de l’entreprise individuelle à la forme sociétaire, a pour effet de renchérir le coût des démarches comptables et juridiques qui y sont associées. Conscient de ses impacts sur le développement des entreprises, le législateur a institué des cas de dispense du recours au commissaire aux apports qui se sont récemment élargis.
Les cas de dispense du recours au commissaire aux apports avant la loi « Sapin II » du 9 décembre 2016
Antérieurement, le Code de commerce prévoit, pour les apports en nature faits à la constitution d’une SARL, la possibilité pour les associés de décider à l’unanimité de ne pas recourir à l’intervention d’un commissaire aux apports à la double condition que :
- la valeur unitaire de chacun des apports en nature n’excède pas la somme de 30 000 € ;
- la valeur totale des apports en nature ne représente pas plus de la moitié du capital social.
Les assouplissements apportés par la loi « Sapin II » du 9 décembre 2016
S’agissant de l’obligation de désigner un commissaire aux apports, la loi « Sapin II » du 9 décembre 2016 apporte deux mesures de tempérament.
Premièrement, elle étend les cas de dispense mentionnés ci-dessus aux apports constitutifs réalisés au profit d’une SAS et aux apports en nature réalisés dans le cadre d’une augmentation de capital.
Deuxièmement, l’intervention du commissaire aux apports devient facultative dès lors que « l’associé unique, personne physique, exerçant son activité professionnelle en nom propre avant la constitution de la société, (…), apporte des éléments qui figuraient dans le bilan de son dernier exercice ».
Ce nouveau cas de dispense manifeste clairement la volonté du législateur de faciliter le passage de l’entreprise individuelle à la société.
Néanmoins, la rédaction de la loi nouvelle pose deux difficultés d’interprétation :
- L’associé unique peut-il bénéficier de la dispense lorsqu’il n’apporte pas l’intégralité des éléments inscrits à l’actif de l’entreprise individuelle, mais seulement une partie d’entre eux ?
- La dispense est-elle valable en cas d’apport des éléments incorporels du fonds de commerce ou artisanal qui, bien que n’étant pas inscrits à l’actif de l’entreprise individuelle, font partie intégrante du patrimoine professionnel du chef d’entreprise ?
Interrogations autour de ce texte, réflexions du juriste
Un avis rendu par la Commission des études juridiques de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes, publié au mois d’octobre 2017, répond à ces deux questions dans un sens qui, selon nous, est contraire à l’esprit de la loi du 9 décembre 2016.
Tout d’abord, elle admet le principe de la dispense dans le cas d’un apport partiel des éléments figurant au bilan de l’entreprise individuelle, ce qui est conforme à lettre du nouveau texte.
Mais, sur la deuxième interrogation soulevée, elle considère que la valorisation des éléments incorporels de l’entreprise individuelle, dans le cadre d’un apport en société, rend obligatoire la désignation d’un commissaire aux apports dès lors que ceux-ci ne figuraient pas à l’actif du bilan de l’entreprise individuelle, sauf si la valeur de chacun d’entre eux n’excède pas
30 000 € et que la valeur totale des apports en nature ne représente pas plus de la moitié du capital.
A l’évidence, de nombreux schémas de « passage en société » vont se heurter à cette position de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes car, dans la majeure partie des situations, les éléments incorporels du fonds de commerce ou du fonds artisanal ne sont pas inscrits à l’actif du bilan de l’entreprise individuelle en application des règles comptables, et le droit fiscal oblige leur valorisation au jour de l’apport en société afin de permettre l’imposition des plus-values latentes de manière immédiate ou différée.
Nous espérons que le Comité de Coordination du Registre du Commerce et des Sociétés, s’il est saisi de cette question, se prononcera dans un sens plus favorable aux entreprises et en adéquation avec l’intention du législateur.
G. Couronne, Juriste – Marché Artisans Commerçants Services